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médecine et religion dans les gemmes magiques

MARIA GRAZIA LANCELLOTTI

Médecine et religion dans les gemmes magiques

 

Revue de l'histoire des religions, 218 - 4/2001, p. 427 à 456

 

Les gemmes magiques ( If -IVe s. apr. J.-C.) sont des pierres semi- précieuses sur lesquelles sont gravées des images issues de traditions diverses et des inscriptions « magiques » dans le sens conventionnel du terme. L'étude des anciens lapidaires, des recueils de médecine astrologique et des papyrus magiques révèle l'univers religieux complexe à l'origine de leur production. L'idéologie sous-jacente se fonde sur la notion de sympatheia. Dans un cosmos caractérisé par une trame serrée de relations, dominé par les mouvements des astres et semi- paralysé par la loi de la nécessité, la magie ne se voulait pas moyen exclusif de défense contre les troubles dérivés de cette situation, mais aussi outil de connaissance du fonctionnement de la machine cosmique et des réalités qui la maîtrisent.

 

 

      Depuis les époques les plus reculées les lapidaires et les recueils des anciens « savants » ont attribué aux pierres des qualités particulières qui leur permettent d'agir sur la physiologie humaine et de soigner certaines affections. Il s'agit d'un phénomène qui suscite à bon droit l'intérêt de l'historien des religions puisqu'il fait entrevoir une idéologie spécifique qui met en cause anthropologie, théologie et cosmologie. Bien au-delà des théories sur les propriétés thérapeutiques des pierres, une telle idéologie fusionne et réélabore principes médicaux, traditions mythologiques et pratiques rituelles spécifiques.

      Tous les lapidaires connus - y compris ceux d'époque tardive - gardent des éléments qui remontent à des traditions antérieures, partiellement réélaborés et enrichis au cours du temps. Il s'agit parfois de produits de cultures très éloignées chronologiquement et géographiquement, comme celles d'Anatolie ou de Mésopotamie qui ont transmis plusieurs conceptions recueillies par les documents postérieurs, même si la chaîne de transmission ne peut plus être déterminée avec précision.

      Un exemple significatif est représenté par un rituel anatolien selon lequel l'ambre (fyušti), pilée avec d'autres substances et diluée dans l'eau, doit être bue à jeun par celui qui a commandé le sacrifice ; rituel à confronter avec la pratique attestée par Pline de dissoudre la pierre pour préparer des potions efficaces contre différentes maladies. Un autre cas concerne l'emploi de la chrysocolle (mafrjruwasfya) - attesté par un rituel médical hittite - qui présente les mêmes qualités thérapeutiques attestées toujours par Pline. Un troisième exemple est celui du « fruit du rocher » ^tperunas gurun) dans un rituel hittite pour les naissances, à confronter avec la riche tradition sur la « pierre gravide » mentionnée par Pline lui-même comme aetites et à laquelle on attribue des propriétés anti-abortives. La culture égyptienne connaît aussi des traditions différentes sur les minéraux et leurs propriétés aussi bien dans le domaine religieux (par ex., en connexion avec certains dieux ou dans les doctrines funéraires) que pharmacologique.

       La confluence de traditions différentes dans les lapidaires en langue grecque et latine est documentée davantage par la terminologie structurée employée pour les minéraux, d'où la difficulté d'identifications certaines. Un cas typique est représenté par le minéral connu en Mésopotamie comme sadânu, c'est-à-dire « pierre de la montagne ». Dans sa variante sadânu baltu (« š. vivant »), elle doit être identifiée avec l'hématite, tandis que dans la forme sadânu sâbitu (« š. qui saisit ») elle correspond plutôt à la magnetite.

      Or, dans le Lapidaire orphique il est question d'une pierre appelée è'^uxov opeřiv et identifiée à la sidérite, tandis que Pline mentionne une pierre oritis, elle aussi connue par ailleurs comme sidérite. Dans les Kerygmata ainsi que dans le Damigeéron-Évaxls se confirme l'équivalence sidérite = orite que les lapidaires considèrent pourtant comme différente de l'hématite. Le même Pline mentionne l'hématite comme une pierre aux qualités anti-hémorragiques, en ajoutant que Zachalias - dont le témoignage remonte à la tradition des Mages - estimait cette pierre très utile dans les rapports avec le roi, dans les procès judiciaires et au combat. Autrement Pline distingue clairement la magnetite de l'hématite, même s'il affirme l'existence d'une haematites magnes, dépourvue toutefois de la propriété d'attirer le fer. Plutôt qu'à l'hématite, les spécialistes ont proposé d'identifier la pierre sadânu baltu au ferrum vivum dont Pline parle dans un autre passage et qu'il tient pour opposé à la magnetite.

      Si les exemples qu'on vient de proposer confirment la difficulté de dépasser le stade des simples dérivations d'un lapidaire à l'autre pour procéder aux identifications ponctuelles, des problèmes analogues se posent en ce qui concerne la détermination des qualités des pierres, thérapeutiques et/ou fortifiantes, comme c'est encore le cas de la « pierre de la montagne ». Le Lapidaire orphique lui reconnaît, entre autres, la propriété de permettre aux femmes stériles de concevoir, tandis que le Damigéron-Évax en fait un moyen de contraception qui, au contact avec une femme, peut causer un avortement.

      Il est évident que l'on a affaire à un processus de réinterprétation très fluide, qui acquiert des éléments nouveaux d'une part tandis que, d'autre part, il en perd progressivement d'autres sans qu'on puisse identifier avec précision les parcours et les motivations à la base des différents choix. Dans quelques cas, comme par exemple l'hématite, on arrive à saisir les symbolismes de fond, puisque cette pierre aux reflets rougeâtres est associée immédiatement au sang. Il en résulte une explication étiologique attestée par le Lapidaire orphique, selon lequel elle serait née du sang d'Ouranos émasculé par Kronos : une tentative de fonder mythiquement ses caractéristiques qui sera reprise par les traditions judaïque, chrétienne et islamique concernant Zacharie et Jean le Baptiste. Tout autre question est d'identifier et approfondir les raisons de l'attribution à cette pierre d'autres propriétés thaumaturgiques, prophylactiques ou fortifiantes plus complexes.

     Cette prémisse ne visait qu'à mieux aborder un nœud problématique et méthodologique primordial dans l'étude historique des gemmes magiques : la nécessité d'une approche qui ne se limite pas à l'étude des composants (nature et qualités des pierres, décorations et textes), mais qui les considère comme un phénomène religieux global en analysant soigneusement l'univers idéologique dont elles font partie.

 

LA TRADITION DES LAPIDAIRES

 

     En ce qui concerne les lapidaires grecs connus jusqu'à présent, l'intérêt des compilateurs ne se limite pas à la description minutieuse des pierres (variantes, caractéristiques physiques), mais s'étend à leur emploi dans le domaine « thérapeutique ». Il s'agit d'un terme à employer en connaissance de cause puisque le concept de guérison peut revêtir des nuances assez différentes de celles d'aujourd'hui. Les « affections » qui frappaient l'individu étaient de nature diverse et difficiles à être homologuées de notre point de vue : une conjonctivite et la mauvaise disposition d'un supérieur ne nous semblent guère des problèmes relevant du domaine « thérapeutique ». L'attitude de ceux qui avaient confiance dans les propriétés des pierres, gravées ou pas, n'était pas celle des modernes et n'était pas du tout troublée par l'apparent mélange entre traditions médicales et science des prodiges, médecine et religion. Un tel « amalgame » était néanmoins relevé en partie déjà par Pline qui, là où il peut, s'efforce de distinguer les résultats obtenus en suivant les pratiques pharmaceutiques de ceux remportés par des moyens magiques, toujours attribués à des traditions « autres » (Mages, Chaldéens, le Babylonien Zachalias ou Zoroastre).

     Dans le lapidaire le plus ancien, celui de Théophraste, l'intérêt de l'auteur, mis à part des rares allusions aux propriétés thérapeutiques, se concentre surtout sur la classification des matériaux. Dans le livre V de son œuvre sur la pharmaceutique et la minéralogie, Dioscoridès aussi décrit un nombre considérable de pierres, mais il est plus intéressé aux effets provoqués par l'absorption des minéraux sous forme de potions qu'aux possibilités de leur emploi magique. En ce qui concerne Pline, il fournit  une liste longue et minutieuse des pierres en énumérant les noms, les variantes, les qualités thérapeutiques et les recueils de recettes relatives même si, entre une description et l'autre, émergent quelques attributions de capacités « magiques ».

     Dans le poème connu comme Lapidaire orphique (11e s. apr. J.-C), derrière les qualités bénéfiques habituelles des pierres, on saisit une idéologie religieuse qui leur attribue une capacité de médiation entre les hommes et les dieux : ces derniers accueillent plus volontiers le fidèle qui visite le temple avec une gemme spécifique entre ses mains, disposé à l'offrir à ses protecteurs surnaturels. Les gemmes ont, du reste, des compétences multiples, comme par exemple la galactyte qui favorise la montée de lait et, mise au cou, protège les enfants du mauvais œil ; d'autre part, elle rend les rois disponibles pour honorer les postulants qui la possèdent, et leurs prières sont également exaucées par les dieux. L' « agathe arboréenne » aide à communiquer avec les dieux tandis que, fixée à l'épaule d'un paysan, elle favorise la fertilité des champs. Également surprenant est le cas de la pierre dite « corne de cerf » qui approche des immortels mais qui, placée sur le crâne d'un chauve, lui fait repousser les cheveux.

      En ce qui concerne le problème particulier des intailles magiques, un rôle capital est joué par le lapidaire composé de deux textes appelés respectivement 'Орфгис Xi.0t.xa х-^риу^ата et xoù AtoviKHou ntpi XtOiov. En plus des informations habituelles sur les propriétés des gemmes ce document atteste en effet - épisodiquement dans la première partie, plus systématiquement dans la deuxième - la pratique des gravures. Dans les Kerygmata, par exemple, à propos de l'« agathe arboréenne », après avoir énuméré les avantages offerts par la pierre dans les affaires et les récoltes, on ajoute qu'il faut graver sur elle un Hermès debout tenant un sac dans la main gauche et un livre dans la droite, tandis qu'à ses pieds doit figurer un cynocéphale orant. À propos de la topaze, on affirme qu'il faut y graver un Poséidon sur un char, ayant à côté de lui Amphitrite, et tenant dans la main gauche la bride et dans la droite des épis.

     Une autre information importante sur les pierres est fournie par la remarque qu'elles doivent être consacrées afin d'apporter aux propriétaires des avantages, différents selon les types. Dans le cas de la topaze il s'agit de l'amour et de beaucoup d'autres bienfaits, de la sauvegarde par les dangers de la mer, des gains dans le commerce, de remède contre les maux des yeux. Sur la magnetite dont la force d'attraction était universellement reconnue comme aide très efficace dans les affaires de cœur, il faut graver la figure d'Aphrodite qui tient par la main gauche le bord d'un vêtement masculin et montre une pomme avec la droite : elle rend de la sorte fascinant, cajoleur et sociable, influence les orateurs et les hommes politiques, assure victoire et pouvoir. Sur le corail enfin on pourra graver une Gorgone préservant de toute peur, des menaces des méchants pendant les voyages et des dangers de toutes sortes de serpents ; elle sera efficace en particulier contre la colère des puissants une fois décorée d'un visage de Gorgone ou de l'animal d'Hécate ; de plus, le porteur ne sera jamais victime des drogues ni frappé par la foudre, par des astres ou des esprits méchants.

      Le traité Socrate et Denys sur les pierres est plus systématique et présente les iconographies théoriquement les plus indiquées pour chaque pierre, parfois repérables sur les gemmes. Dans ce document on trouve la superposition habituelle de remèdes contre les affections physiques et les situations critiques, mais aussi des promesses plus générales de bien-être sous forme de beauté, charme, succès et richesse.

     Dans le traité latin Damigéron-Évax l'attention est attirée surtout sur les associations entre certaines pierres et les planètes proposées par les deux lapidaires astrologiques. Dans le premier lapidaire, après avoir associé sept pierres avec les planètes, on indique aussi les images à représenter et à utiliser comme phylactères pour tout le corps, en remarquant en même temps que les images correspondant à leur propre signe fonctionneront aussi comme puissants phylactères de l'âme. Quant au deuxième lapidaire astrologique, la donnée la plus intéressante est que l'image relative à chaque planète à graver sur la pierre est différente selon la classe sociale de l'individu, d'une représentation in extenso pour les gens haut placés jusqu'au simple symbole pour les esclaves.

    Une dernière tradition lapidaire dont il convient de faire état est celle des Cyranides, texte d'époque impériale qui garde toutefois des traditions plus anciennes. Dans le premier livre, selon l'ordre alphabétique grec, on associe à chaque lettre un oiseau, un poisson, une plante et une pierre. L'auteur est bien sûr convaincu qu'une relation existe entre ces éléments, dont il décrit les qualités thérapeutiques et fortifiantes, tandis que pour chaque groupe il présente aussi une amulette composée par des morceaux de tous les éléments cités. Il s'agit normalement d'une pierre gravée d'images différentes ; presque toujours on suggère de représenter l'animal qui partage le même élément, par conséquent on gravera un aigle sur Vaetites, une corneille sur le béryl, etc. Mais le rapprochement n'est pas toujours mécanique et il révèle parfois la présence d'une tradition différente : par exemple à la lettre E on parle de YEuanthos lapis et, immédiatement après, on affirme que cette pierre se rapporte à Aphrodite. Ceci autorise à graver sur la gemme non pas l'oiseau Euboe, mais la déesse elle-même. Ce qui nous frappe le plus c'est qu'Aphrodite est représentée selon un cliché typiquement magique, c'est-à-dire comme Aphrodite anadyomene, iconographie très fréquente dans les intailles. Le jaspe, à la lettre I, est mis en rapport avec l'estomac selon la pharmacopée traditionnelle mais dans ce cas, au lieu de Chnoumis attendu, on trouve un épervier en train de déchirer un serpent. Sous la lettre К on mentionne le saphir, sur lequel il faut graver Aphrodite. Très intéressante est la description de la préparation de trois ceintures en rapport avec cette déesse, capables d'assurer des résultats extraordinaires. La deuxième ceinture en particulier est composée de 13 pierres, placées de façon à cacher la partie gravée. Il s'agit de pierres différentes dont maintes iconographies sont attestées dans le matériel gemmaire. Somme toute, on a affaire à une véritable petite collection de pierres magiques aux propriétés extraordinaires.

      Cette exposition rapide des Cyranides et, plus généralement, de la tradition des lapidaires, nous permet de saisir une série de données importantes pour notre sujet, aussi bien de détail que d'ensemble. On attirera en particulier l'attention sur le fait qu'aux pierres comme telles la tradition attribue une série fixe de propriétés thérapeutiques ; lorsqu'on fait allusion à l'exécution des intailles, les propriétés du minéral sont ipso facto développées et accrues, si bien que le possesseur de l'objet pourra obtenir des bienfaits personnels encore plus importants que simplement corporels.



17/09/2012
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